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Une magistrate dénonce de graves dérives au parquet de Perpignan, le ministère de la Justice met en cause à tort sa santé mentale - (Exclusif)

En réponse aux dénonciations de la procureure adjointe Anissa Jalade contre son chef, accusé de harcèlement et de couvrir de graves dysfonctionnements, la hiérarchie a fermé les yeux et le garde des Sceaux l’a suspendue pour raisons médicales avant d’être désavoué. Enquête sur un fiasco judiciaire.

Image d'illustration

Par : Amaury Brelet

En ce début de soirée, dans les couloirs silencieux du parquet de Perpignan, une procureure adjointe s’en va voir son procureur pour lui soulever un problème de planning. Elle évoque une simple erreur dans le programme pourtant validé des audiences du mois prochain. Lui s’étonne, élève la voix et accable sa subordonnée. Puis, lui adresse un doigt d’honneur. La magistrate pétrifiée n’en croit pas ses yeux. Elle est sous le choc. Arrivée devant la porte de son bureau, elle s’effondre et s’évanouit. Aussitôt, une collègue alertée par les cris accourt. Le procureur et sa secrétaire suivent. Même le président du tribunal est là. Prise en charge par les pompiers, la magistrate qui souffre de maux de tête subira dès le lendemain un scanner pour rassurer son médecin. Elle est victime d’un accident du travail. Nous sommes le 17 décembre 2020. Quelques jours plus tôt, Anissa Jalade a dénoncé auprès des services du ministère le harcèlement de Jean-David Cavaillé, accusé d’avoir couvert de graves dysfonctionnements, parfois illégaux, au sein du parquet. Depuis, la procureure adjointe a dû subir une procédure médicale déshonorante et même été suspendue par le ministre de la Justice.

L’enquête, menée par Valeurs actuelles ces derniers mois auprès de sources judiciaires, policières et ministérielles, documents et confidences de proches à l’appui, est accablante pour l’institution et sa hiérarchie, tandis qu’elle illustre les dérives d’un système en perdition jusqu’au sommet de l’État. Le 8 décembre 2020, sur les conseils de magistrats et de professionnels médicaux, Anissa Jalade décide de briser l’omerta et dénonce « une souffrance importante liée aux institutions et à mes fonctions » dans un courriel envoyé au collège de déontologie de la Place Vendôme. « Je souffre du management de mon procureur, d’abord très agréable et sympathique pour tous, et après m’avoir fortement encensé à ma prise de fonction, je suis rentrée dans l’œil du cyclone depuis que j’ai osé requérir relaxes ou acquittements malgré des détentions provisoires, écrit son adjointe de 40 ans. Je subis un habile dénigrement allant de l’absence de réponse à mes demandes d’instruction trop engageantes ou dessaisissements de dossiers, non-respect de la voie hiérarchique soutenu et encouragé à mon endroit jusqu’à menacer d’avoir ouvert une enquête tel qu’il me l’a présenté suite à des dénonciations imprécises d’un mis en examen. J’ai signalé tous ces faits à certains de mes collègues depuis plus de six mois et mes proches sont témoins de tout cela au quotidien. »

Anissa Jalade poursuit : « Le collègue du parquet général vers lequel je me suis tourné a botté en touche, le procureur général ne me répond pas. J’ai saisi le médecin du travail et j’ai contacté la psychologue sur le numéro vert, je suis suivie personnellement par un médecin généraliste et tous m’indiquent qu’il est opportun aujourd’hui que je révèle ces faits, mais je me heurte au respect de la voie hiérarchique et mon procureur rapporte certainement son avis négatif au procureur général qui reste en retrait. Mon procureur ne cesse surtout d’asseoir son autorité malsaine vis-à-vis de moi sur la base des connaissances haut placées selon lui et pratique l’injonction paradoxale. Sur conseil, j’ai sauvegardé plusieurs mails et enregistre désormais tous mes échanges et demandes écrites envers lui ainsi que ses réponses éventuelles. Je retranscris aussi toutes ses demandes verbales, je dispose d’éléments édifiants qui me fracassent en même temps qu’ils me brûlent à petit feu. Je ne sais pas si je vais tenir très longtemps. Je me suis rapprochée d’un avocat spécialisé en ce sujet. […] Je n’ai rien à cacher mais beaucoup à dénoncer, des irrégularités à des fautes professionnelles… » Contactée plusieurs fois, Anissa Jalade n’a pas souhaité répondre à nos questions et nous a renvoyé vers son avocat, Me François Saint-Pierre, qui a fait de même.

Harcèlement, violences, détention arbitraire…

Depuis l’arrivée de Jean-David Cavaillé à la tête du parquet de Perpignan, en mars 2020, après un premier contact chaleureux, les relations avec son adjointe se dégradent rapidement. C’est Anissa Jalade qui demande, dès juin, à s’entretenir avec son supérieur pour évoquer le malaise. Desservie par un dossier bâclé et truffé d’erreurs dans une affaire sensible, jugée devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales, Anissa Jalade requiert sous le regard inquisiteur du procureur de la République, présent au tribunal en rupture totale avec les conventions. Cet été-là, elle se sent progressivement évincée par Jean-David Cavaillé. Comme début septembre, quand elle est dessaisie d’un dossier criminel après 72 heures de travail acharné, parce qu’un prévenu l’a accusée sans preuves de corruption. La pratique est inhabituelle et Anissa Jalade y voit une sanction personnelle. Elle en pleure dans son bureau. Et n’apprendra que fin novembre le classement de l’enquête la visant.

Mais rien n’y fait, le sort s’acharne. En octobre, la magistrate hérite d’un autre dossier ni fait, ni à faire. Un accusé dans une affaire de mœurs, en détention provisoire depuis deux ans, clame son innocence. En l’absence d’éléments, Anissa Jalade requiert contre l’instruction orale du procureur, donnée en violation de l’article 5 qui garantit aux magistrats du parquet qu’à l’audience leur parole est libre. Pire, elle aggrave son cas, proclame que la justice s’est trompée et présente des excuses au nom du parquet de la République, une pratique rarissime dans la profession. Acquitté par le jury de la cour d’assises dans la nuit, le jeune homme de 20 ans s’effondre en remerciements. Il est désormais libre. Enfin pas tout à fait. De retour à la maison d’arrêt, où il est escorté pour remplir les formalités de levée d’écrou et récupérer ses affaires, les agents croient à une… méprise en lisant le bordereau de transmission qui ordonne pourtant sa remise en liberté immédiate et signé par la magistrate. Résultat : l’innocent passe une nuit de plus en cellule. Une nuit de trop. « En droit, on appelle ça de la détention arbitraire », raille une source judiciaire.

Fidèle à sa ligne de conduite et par obligations hiérarchiques, Anissa Jalade dénonce aussi de graves dysfonctionnements au sein du parquet. Début novembre, quand un vice-procureur violente un mineur gardé à vue pendant son défèrement, elle en fait part à Jean-David Cavaillé, qui le couvre, puis finit par ouvrir tardivement une enquête administrative. Le collègue fautif écopera a priori d’un simple rappel des obligations. La procureure adjointe en charge des personnes dépositaires de l’autorité publique (PDAP), dont les policiers et gendarmes, ose même, pour preuve de sa rectitude, signaler à son chef que le frère de sa secrétaire et gérant de brasseries voit ses contraventions et procès-verbaux, dressés lors de contrôles anti-Covid, effacés à la stupéfaction des gendarmes. Là encore Jean-David Cavaillé tarde à réagir. Selon plusieurs sources judiciaires, les manquements aux règles de déontologie seraient d’ailleurs courants dans la juridiction de Perpignan, où le copinage prospère au tribunal. Il y a ce président qui affirme en petit comité et à tort que les prévenus sont tous coupables avant un verdict, cet assesseur qui envoie des SMS à l’avocat général pendant les délibérations, ce procureur qui critique régulièrement des avocats et policiers devant tout le monde ou encore ces président et avocat général qui fument tranquillement des cigarettes ensemble en plein procès.

Pendant ce temps-là, Anissa Jalade est de plus en plus isolée par son patron, qui la court-circuite et ne répond plus à ses demandes d’instruction, montre près d’une centaine de courriels restés sans réponse. Quand Jean-David Cavaillé lui parle, c’est pour l’invectiver, comme ce jour où la magistrate demande un congé parce que son ex-mari malade est opéré. Sa mère absente devant l’école pour le récupérer, son fils unique de 14 ans pense au téléphone que son père est mort. Menaces, humiliations, agressivité… Le procureur la valorise en public pour mieux la critiquer en privé, tout en lui laissant pourtant la responsabilité, seule, de gérer par intérim le parquet pendant dix jours, fin octobre. D’abord dans une phase de remise en cause personnelle, son adjointe en vient à douter de ses compétences professionnelles. Anissa Jalade, qui présente de nombreux symptômes (angoisse, tremblements, insomnies, dévalorisation, perte de l’estime de soi, etc.), se rapproche de son médecin traitant, d’un psychiatre et d’une psychologue. Leurs relations s’enveniment à tel point que Jean-David Cavaillé lui envoie un cahier à la figure, relate dans le dossier la magistrate, dont le bleu à l’œil est constaté par des témoins. Jusqu’à ce doigt d’honneur excommunicateur, ce 17 décembre fatidique, où la magistrate endure le pire jour de son existence.

Un profil atypique

C’est peu dire qu’Anissa Jalade a traversé des épreuves dans sa vie. Issue d’un milieu populaire, de l’immigration maghrébine et d’une famille musulmane, elle est née à Carcassonne en 1981, où elle grandit avec ses deux frères et sœur entre un père ouvrier rapatrié d’Algérie qui s’est battu pour la France, puis a travaillé dans la mine de Salsigne, et une mère femme de ménage et aide aux personnes âgées, rapatriée à 17 ans sans parler un mot de français, puis choisie pour épouse parce qu’elle jouait merveilleusement bien de la darbouka lors d’un mariage. L’adolescente d’origine kabyle, qui souffre d’un complexe d’infériorité et de discriminations, entretient des relations difficiles avec ses parents, qui ne faillissent pourtant pas à son éducation. Au collège, le premier livre qu’elle lit en entier est le dictionnaire, offert par le maire RPR Raymond Chesa. Elle en retient deux mots : “magnanime” et “pragmatique”. Et quand elle dit vouloir devenir magistrate, on lui répond « n’importe quoi ». Il lui faudra même batailler des jours durant pour convaincre son père d’aller étudier à Toulouse. « Elle a grandi en ayant peur d’être renvoyée en Algérie si elle déconnait pendant ses études, confie un proche. Ses parents ne voulaient pas qu’elle soit la honte de la famille, qu’elle échoue et qu’elle se dévergonde. » Mais la jeune fille au caractère bien trempé, rebelle et indépendante rêve de justice, pour elle et pour les autres.

Pour payer ses études dans les facultés de droit de Toulouse 1 et Bordeaux 4, Anissa Jalade multiplie les petits boulots, fait du babysitting, le ménage, le repassage, les vendanges ou le service dans une cafétéria, tandis que ses camarades, fils et filles à papa avocat ou magistrat, font la fête et partent en vacances à la montagne et aux États-Unis. « Elle a été parfois traitée comme une sous merde, mais ça vous forge un caractère, remarque une amie. Un jour, elle a craqué, elle est allée s’acheter un sac Longchamp qui coûtait un bras pour ressembler aux autres étudiantes. » En troisième année, elle veut faire un stage d’été au commissariat de Carcassonne et envoie une lettre de motivation qui reste sans réponse. Anissa ne se démonte pas. Elle se rend au poste avec son père dans sa vieille Renault 18 beige, donne son nom à l’agent d’accueil et demande au culot un rendez-vous avec le directeur départemental de la sécurité publique. La réplique est cinglante : « Non, mais les Ait Ouaret sont derrière les barreaux, ils ne sont pas devant. » L’étudiante en licence de droit, dont plusieurs cousins sont délinquants notoires, quitte les lieux en sanglotant. Ironie du sort, elle deviendra la directrice départementale adjointe de la sécurité publique de l’Aude et patronne de l’agent cerbère.

Consciente de son profil atypique et de ses différences, elle se fait coacher par un professeur de philosophie avant de passer le concours de l’école nationale de la magistrature (ENM). Elle doit éviter les grands gestes, les allusions déplacées, se tenir droit, jouer le jeu. Quand elle passe le concours en externe, elle est enceinte et doit rentrer son ventre pour le cacher. Mais une fois nommée auditrice de justice, elle est encore rattrapée par ses origines sociales et familiales. À six mois de grossesse à l’ENM, elle fait l’objet d’une dérogation pour délocaliser son stage à Toulouse parce qu’un de ses cousins est impliqué dans une affaire à Carcassonne. Une fois diplômée, elle prend son premier poste de substitut du procureur à Châteauroux en 2008, puis à Perpignan en 2010. Là-bas, elle découvre un ami et juge d’instruction dépressif, mort dans sa baignoire, suicidé avec des médicaments. Culpabilisée par ses collègues, mais soutenue par son procureur de l’époque Achille Kiriakides, elle décide de partir et devient en 2015 – fait rare – avec le soutien du ministre de l’Intérieur Manuel Valls, par décret du président de la République et après avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), commissaire divisionnaire et directrice départementale adjointe de la sécurité publique en détachement au titre de la mobilité statutaire.

« La traîtresse au carré »

En rejoignant la police nationale, Anissa Jalade découvre l’envers du décor. « À l’école nationale de la magistrature, tout le monde ou presque est en jeans converse et tient un discours droit-de-l’hommiste, un peu comme chez MacDo avec son slogan “On vous aime comme vous êtes”, mais à l’école nationale supérieure de la police, on vous explique le premier jour que les femmes doivent porter un tailleur et des talons et les hommes un costard et une cravate, raconte une amie. Anissa, qui a débarqué là-bas habillée comme d’habitude, était choquée. Aujourd’hui, elle trouve ça tout à fait normal. » À 33 ans, Anissa Jalade commande 140 policiers à Narbonne, cité sensible de la région. Elle participe avec d’autres à décrocher 1,5 million d’euros pour rénover le poste, croise le président François Hollande, le ministre Emmanuel Macron, puis le Premier ministre Édouard Philippe, rabroue un préfet misogyne qui l’appelle « belle enfant » et gère les obsèques nationales d’Arnaud Beltrame, son homologue départemental dans la gendarmerie sacrifié dans l’attaque djihadiste de Trèbes, en 2018. « En devenant magistrat, elle était la traîtresse de son quartier, de son milieu et des Arabes, glisse un proche. En devenant commissaire, elle était la traîtresse au carré. »

Cette année-là, la commissaire divisionnaire traverse surtout la pire expérience de sa carrière. Lors du saccage du péage Narbonne Sud et du peloton autoroutier de la gendarmerie, en décembre, en marge des mobilisations de Gilets jaunes, 200 émeutiers cagoulés et alcoolisés saccagent, pillent et incendient en pleine nuit leurs locaux et sa… voiture. Anissa Jalade, qui commande les opérations en liaison avec le préfet, décide contre son avis d’utiliser des explosifs. Trois jours après, elle se retrouve à 5 heures du matin devant sa maison, en pyjama et calibre à la main, confrontée à la horde avant d’être secourue par des agents de la Bac. Menacée de mort jusque sur les murs de la ville et placée sous protection, « elle ne voulait plus passer pour rentrer chez elle par un rond-point occupé par des Gilets jaunes, pas parce qu’elle avait peur d’eux, mais parce qu’elle avait peur de leur foncer dessus », se rappelle un collègue. « Anissa, nous déloge pas !! On t’aime !!! », clame pourtant la pancarte d’un manifestant. « C’était apocalyptique », raconte au procès un an plus tard la commissaire, dont les propos sur le maintien de l’ordre, question politique et non de moyens, embarrassent. Elle reçoit alors des milliers de messages de soutien et la médaille du courage et du dévouement échelon or, généralement accordée à titre posthume, des mains du ministre Christophe Castaner. « Elle a appris à serrer les dents », résume un proche de la magistrate, qui fut aussi séquestrée pendant 45 minutes par le Comité régional d’action viticole (Crav), le groupe terroriste occitan. « Quand on vient du monde feutré de la justice, ça n’est pas simple, concède un représentant du syndicat indépendant des commissaires de police (SICP). Elle a eu ce courage d’aller voir comment ça se passait de l’autre côté. »

Après cinq ans passés dans la police et son lot de mésaventures, Anissa Jalade se réfugie et retourne à contre-cœur à Perpignan, où le ministère de la Justice lui propose un poste de procureure adjointe, en septembre 2019. Comme avec les deux précédents, ses relations avec le procureur d’alors, Jean-Jacques Fagni, sont excellentes jusqu’à son départ en décembre. Malgré la jalousie de ses collègues, elle se replonge à corps perdu dans le travail, comme en témoignent ses notations passées dithyrambiques. « Cette jeune magistrate est animée d’un grand dynamisme et d’une vivacité d’esprit de chaque instant qui lui donne un esprit de décision et une puissance de travail peu fréquent chez les magistrats de son ancienneté, loue un rapport en 2011. Extrêmement disponible, elle est prête à s’investir massivement dans son travail avec une conception exigeante de ses fonctions et de ses missions. Sa puissance de travail lui permet de gérer sans retard les contentieux de masse qui lui sont confiés, d’un caractère particulièrement affirmé, elle est un magistrat d’une parfaite loyauté. » Un rapport de 2015 renchérit : « Seule une puissance de travail exceptionnelle, une organisation sans faille et un dévouement rare au service permettent à cette jeune magistrate d’assumer une telle charge sans retard avec une efficacité et une grande sécurité de jugement, elle a un sens inné des investigations et de l’action publique, son enthousiasme et son dynamisme sont communicatifs. Sa passion pour son métier, son autorité, sa personnalité, son humanité sont remarquées de tous au point que et cela mérite d’être mis en exergue les responsabilités de la police ou de la gendarmerie lui ont été confiées, jusqu’au préfet qui exerce avec nous, qui ne fait que son éloge. » La magistrate, qui a sacrifié sa vie personnelle et n’a jamais bénéficié de mesure de discrimination positive, s’est fait même piquer à la cortisone en pleine audience pour pouvoir poursuivre un procès.

Complicité et loi du silence

Au-delà des dysfonctionnements graves au sein du parquet, l’autre scandale qui frappe dans cette affaire, c’est la complicité de la hiérarchie dans leur dissimulation et la négligence des risques psycho-sociaux. Quelques heures avant de défaillir, ce 17 décembre 2020, Anissa Jalade demande dans un courriel à voir urgemment le procureur général, Jean Marie-Beney, qui lui répond ne la recevoir que le 12 janvier, soit un mois plus tard. Le 22 décembre, la magistrate désespérée lui fait observer que ce rendez-vous « interviendra tardivement » et écrit dans un courriel : « Je vois se profiler la mutation dans l’intérêt du service tenant votre posture, j’ai demandé votre écoute dès le 9 septembre 2020 à l’homme, au magistrat et au procureur général que vous êtes. […] Je sais votre tâche difficile, je ne demandais qu’un peu d’écoute avant de m’en remettre à une institution que je souhaite savoir juste, je suis victime d’un management pervers où règne la règle du diviser pour mieux régner et j’ai des éléments en ce sens. De surcroit, de graves fautes déontologiques à l’égard des justiciables commises par un procureur de la République. J’ai épuisé les règles déontologiques et comprends que désormais j’ai le droit d’être un citoyen qui par souci d’éthique je me positionnerai toujours dans l’intérêt de l’institution judicaire mais ne pourrai continuer d’exister si je prenais la fuite ou si je gardais le silence… »

Sur le même ton franc, direct et sincère, Anissa Jalade continue : « Je ne suis qu’un être humain qui prend le risque d’être pulvérisée par le système aveugle et sourd, je suis devenue magistrat par conviction et par volonté de justice. Notre institution est saine et je voudrai savoir la préserver. Alors, je vous souhaite de bonnes fêtes M. le procureur général, je souffrirai encore un peu mais j’ai hâte de savoir vous mettre face à vos responsabilités. Je ferai valoir mes droits quoi qu’il m’en coûte, ma hiérarchie directe dont vous devez tenir son rôle. […] Votre tardiveté à prendre en compte cette situation me blesse en même temps qu’elle me donne le courage d’exploser en vol sous couvert de convictions et de valeurs. […] Je n’accepterai jamais d’être exfiltrée. Je regrette de n’avoir pu vous parler plus tôt, mon procureur s’y est opposé et vous, vous l’avez peut-être suivi sous couvert de la voie hiérarchique. Je détiens suffisamment d’éléments, je regrette que vous puissiez avoir couvert une mise à mort en règle, j’ai les pieds ancrés au sol, la tâche est difficile car je suis victime d’une justice dans un système judiciaire que je sers pourtant avec envie et passion. » Avant de conclure son appel à l’aide par ces mots inquiétants : « Je ne sais pas si je vais tenir jusque-là. »

Durant trois mois, le procureur général aura refusé d’agir en dépit des relances répétées de sa magistrate esseulée. Et ce n’est qu’après l’intervention de la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère, informée de la grave situation de crise par le collège de déontologie, au lendemain du message d’Anissa Jalade censé rester confidentiel, que Jean-Marie Beney est contraint de s’en mêler le 11 décembre. Le surlendemain, le médecin de prévention, déjà sollicité par la victime, est enfin mis à disposition. « Un procureur, garant de l’indivisibilité du parquet, est censé fédérer son équipe et non pas jouer les uns contre les autres, éreinte une source judiciaire. C’était au chef de cour, le procureur général, de rappeler les règles déontologiques. Il a fait semblant de ne pas savoir ce qui se passait. » Le 16 décembre, tous les procureurs (sauf un, en congé) signent même dans son dos un courrier pour déplorer le comportement d’Anissa Jalade, et ce en violation de leurs obligations déontologiques, impliquant les devoirs de délicatesse, d’impartialité et de bienveillance envers autrui. Des récriminations, qui seront compilées sans investigations au fond, à l’issue d’une mission d’examen et de situation, diligentée par la DSJ en lieu et place du parquet général. « Beaucoup sont devenus hostiles une fois les faits révélés, précise une source proche du dossier. Par devoir de loyauté, ils se sont retournés et ont préféré faire corps avec leur supérieur hiérarchique. La plupart avait des griefs personnels contre elle. » Plusieurs signataires ont exprimé depuis des regrets et certains ont appelé leur collègue pour la soutenir et la rassurer après sa défaillance.

Juste après avoir découvert son évincement de l’organigramme du parquet et avant de le rencontrer enfin, Anissa Jalade adresse le 8 janvier 2021, au procureur général et au directeur des services judiciaires entre autres, un courriel de cinq pages, où elle raconte sa vie personnelle dans les moindres détails, y compris les plus intimes et douloureux. « Je ne suis pas une pleureuse », insiste la magistrate, qui rappelle que « nul n’est intouchable dans la République ». Le 12 janvier, dans son bureau, au cours de leur entretien de deux heures et demie, qui « n’a pas de caractère disciplinaire », souligne-t-il, Jean-Marie Beney, « rassure Me Jalade sur le fait qu’il ne lui reproche rien, qu’il l’aurait suspendue ou déjà sanctionnée si tel était le cas tout en précisant savoir pour être son notateur ce que laisse apparaitre son travail », note le compte rendu de douze pages, qui sera validé début mars par l’intéressé. Il conseille aussi à Anissa Jalade de « se reposer et de prendre du recul », un arrêt de travail ne pouvant que lui profiter. Mieux, le procureur général n’aurait pas contredit le principe d’un avertissement prononcé à l’endroit du procureur et de ses collègues du parquet, confie un proche. La magistrate, très émue, est enfin écoutée. Elle n’a pourtant encore rien vu.

La volte-face du député

Le 18 janvier, Jean-David Cavaillé effectue une demande de protection fonctionnelle au ministre sous couvert de la voie hiérarchique. « Je souhaite obtenir le bénéfice de la protection fonctionnelle suite aux attaques que je subis quotidiennement dans l’exercice de mes fonctions. Je fais l’objet depuis de nombreux mois d’attaques d’une procureure adjointe », écrit le procureur de Perpignan. « Dès le mois d’avril, cette dernière m’a mis en demeure de l’affecter à la direction de l’action publique sous peine d’être poursuivi pour harcèlement », affirme-t-il, précisant avoir informé de ce « chantage » le procureur général. « Depuis, deux rappels des obligations à l’été 2020, puis en septembre, les menaces, tentatives de déstabilisation se poursuivent au quotidien », ajoute-t-il encore, alors que « les interventions du procureur général se poursuivent ». Et de conclure : « Au-delà des manquements déontologiques aux devoirs de loyauté, de respect porté à autrui, de réserve et de discrétion, voire d’impartialité, les comportements de cette collègue relèvent désormais de qualifications pénales : dénonciations calomnieuses, injures, harcèlement. » Les accusations sont gravissimes. Elles ne reposent pourtant sur aucun élément objectif, assurent des sources judiciaires à Valeurs actuelles. En outre, elles sont largement contredites par le compte-rendu d’entretien signé par son supérieur et procureur général.

En arrêt maladie, Anissa Jalade sort de son côté de l’ombre en répondant à la lettre de ses collègues dans un courriel daté du 22 janvier, où le procureur et le procureur général sont mis en copie. Et à tous, elle livre ses quatre vérités en toute transparence. Sans filtre. Cash. Elle leur reproche la violation des obligations d’impartialité et de bienveillance envers autrui qui incombent aux magistrats, et évoque le « ressentiment » et le recours contre sa nomination de l’une, copine de promotion du procureur, les insultes d’une autre, les violences d’un troisième sur un mineur gardé à vue, son « humeur très déplacée », ses « commentaires désobligeants » et même sa « relation avec une militaire de la gendarmerie », l’« indisponibilité pour les enquêteurs » d’un autre encore, dont elle a gardé le chat pendant ses vacances, et la « réaction inhumaine » d’une dernière après le suicide de son ami juge d’instruction. « Je ne fais pas la belle, ni la maligne, ni la moralisatrice », écrit Anissa Jalade, qui a proposé sans succès à ses collègues une médiation en face à face. « Evitons le psychodrame, ne nous rabaissons pas à nous fâcher, et avançons ensemble. » Son cri du cœur est une bombe. « Elle a dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, indique une source proche du dossier. Son courriel a eu un effet dévastateur. » Sur la dizaine de magistrats concernés et contactés par nos soins, seuls deux ont répondu, la première pour décliner et le second par une expression en langue étrangère qui, une fois traduite, semble vouloir dire : « tête de nœud ! » (ou « connard ! », « enfoiré ! »). Relancé deux fois pour préciser sa pensée et s’il s’agissait d’une injure, le procureur adjoint Luc-André Lenormand a préféré garder le silence. Informé de la violation des obligations déontologiques de son subordonné, par ailleurs jugé « incompétent » par des policiers et gendarmes, le procureur général n’a pas jugé utile de s’excuser et justifié le dérapage par « un agacement » (sic).

Anissa Jalade reçoit toutefois en privé de nombreux soutiens d’avocats, de greffiers et de policiers, mais aussi de procureurs et de préfets d’autres juridictions. « C’est hallucinant ce qu’on vous fait », lui avoue même un procureur général. « Mais aucun n’a bougé », déplore un proche. D’autres la découragent et lui suggèrent plutôt de demander une mutation, de se taire ou de passer l’éponge. « Beaucoup de magistrats se prennent pour des dieux vivants, ils sont dans l’impunité et la toute-puissance, ils se croient intouchables, admet l’un d’entre eux. Ils agissent surtout par souci de carrière, petits arrangements de conscience, confort personnel, corporatisme, cooptation ou soif de pouvoir, ça reste des êtres humains. Ils se tiennent par la gorge, se couvrent mutuellement et refusent de reconnaître leurs erreurs. Quant aux boulets incompétents, ils sont relégués dans des placards dorés, mutés voire promus, c’est l’irresponsabilité générale. » A voir son comportement, une source proche du dossier n’hésite pas à qualifier Jean-David Cavaillé de « pervers narcissique ». En dehors du tribunal, les rumeurs commencent aussi à fuiter. Des responsables politiques et des associations d’aide aux victimes, qui ont eu vent de sa situation, approchent Anissa Jalade qui les éconduit poliment. Son réconfort, elle préfère le trouver chez ses amis et ses parents, qu’elle surnomme affectueusement « Les Bidochon ». Rien de tel qu’une conversation avec sa mère, fan d’Eric Zemmour, pour la ramener sur terre.

Désespérée par le mutisme de sa hiérarchie, Anissa Jalade a même pris le risque de solliciter à titre amical le député LREM des Pyrénées-Orientales. Romain Grau, avocat et ancien premier adjoint au maire, a des réseaux influents jusqu’au tribunal, où son épouse a été vice-présidente et juge des enfants. Présent à son installation, il la connait depuis dix ans, est au courant de son cas, la tutoie, l’a rencontrée à sa permanence et échangé très régulièrement avec la procureure adjointe, qui lui a demandé de contacter le cabinet du ministre pour savoir si la Chancellerie à Paris était informée et simplement la rassurer. L’élu, issu de la même promotion de l’ENA qu’Emmanuel Macron, a accepté et lui a répondu en parler avec un conseiller du garde des Sceaux, confirment les nombreux messages versés au dossier et échangés entre eux. Après avoir lu le courriel personnel du 8 janvier d’Anissa Jalade, il soulignait aussi son « ton juste ». C’était son dernier message. Le même jour, il appelait le procureur, lui rapportait la situation et dénigrait son adjointe, relève un compte-rendu de discussion entre les deux hommes. Contacté par Valeurs actuelles, Romain Grau dément tout malgré les preuves du contraire. Il affirme n’avoir jamais parlé de l’affaire avec Mme Jalade : « Je suis très vigilant sur la séparation des pouvoirs. Je n’ai pas à me mêler d’une affaire afférente à l’autorité judiciaire. C’est même contraire à mes convictions. Je ne peux pas vous dire l’inverse de la vérité. » Il dément également la réalité des messages échangés avec la procureure adjointe, avoir approché le cabinet du ministre et avoir parlé à Jean-David Cavaillé. Relancé sur l’existence d’une discussion avec le procureur, il ajoute : « Pas à ma connaissance. Non. » Il prétend même découvrir l’affaire par notre intermédiaire, mais concède que « Mme Jalade est en grande souffrance » depuis très longtemps. Avant de conclure : « Je tiens à mes convictions sur le fonctionnement des institutions. »

« Ce sont des méthodes totalitaires dignes de l’URSS »

Alors que l’accident du travail (les médecins ont diagnostiqué « un choc post traumatique » !) d’Anissa Jalade est reconnu imputable au service et que le procureur général lui signe une délégation à la cour d’assises en février, ce dernier rédige dans la foulée un rapport au ministre pour saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le 23 mars, à Paris, Anissa Jalade passe en audience, effondrée, devant l’organe constitutionnel présidé par François Molins, le procureur général près la Cour de cassation, qui, dans son avis rendu le 30 mars, lui reproche son comportement inadapté, d’avoir contacté un élu, déstabilisé la juridiction, concède aussi qu’il faut la protéger sans pour autant reconnaître son statut de victime, et donne enfin un avis favorable à la demande de suspension réclamée par les services judiciaires. Elle n’aurait pas dû être renommée à Perpignan compte tenu des crispations et des rancœurs passées, ajoute le CSM. Une semaine plus tard, le ministre signe sa suspension sur le fondement de l’article 69 du statut des magistrats et saisi le comité médical national pour enquêter sur ses capacités mentales, en contradiction avec les éléments médicaux versés au dossier et ceux qui démontrent son aptitude professionnelle. La procédure est exceptionnelle. L’ordinateur professionnel, le badge et les clés d’Anissa Jalade sont récupérés à son domicile, des mesures superfétatoires en cas de motif de maladie et attentatoires aux libertés. « Il y des magistrats en activité alcooliques, dépressifs et bourrés de médicaments qui n’ont jamais été inquiétés », relève une source judiciaire. A l’issue d’une expertise collégiale dans un hôpital parisien, en juin, le rapport sans équivoque conclut logiquement à l’absence de troubles psychiatriques ou de la personnalité chez la patiente.

En attendant, payée à taux plein (primes incluses) à rester chez elle, ne rien faire et se taire, Anissa Jalade profite de son temps libre pour lire, apprendre des langues étrangères et se lancer dans l’écriture d’un livre. Quand tout d’un coup, en août et quelques jours après avoir reçu comme Jean-David Cavaillé sa convocation devant le comité médical national, elle est réveillée au petit matin par des coups cognés à sa porte. Ce sont des policiers qui débarquent pour s’assurer que tout va bien, envoyés à la demande du procureur, qui ne s’était jamais préoccupé de sa situation jusque-là. La veille, son adjointe a envoyé à une de ses collègues du parquet un message franc mais cordial pour clore leur amitié à la suite de sa trahison. La collègue, pourtant rassérénée entretemps par un ami d’Anissa Jalade, a toutefois cru bon d’alerter leur patron. « S’ils étaient vraiment inquiets et craignaient un suicide, il fallait lui envoyer les pompiers le soir même », remarque un proche. La commissaire et la major, dépêchées sur place, sont aussi surprises par la procédure et s’en sont même excusés. « C’est délirant. Ils ont voulu la faire passer pour suicidaire et le procureur a instrumentalisé la police, grince une source policière. La procédure n’a pas été respectée, aucun PV n’a été établi, c’est un abus d’autorité pour ne pas dire une tentative de déstabilisation. »

Après quatre mois d’attente interminable, à rester parfois enfermée chez elle à ruminer des jours entiers alors qu’elle connaît déjà les conclusions concordantes des quatre experts, Anissa Jalade passe enfin, le 14 septembre, à Paris, devant le comité médical national, qui confirme sans surprise son aptitude, infligeant ainsi un camouflet au ministère de la Justice. La magistrate de 40 ans, qui collectionne les traumatismes personnels, est « un cas d’école de résilience », décrivent les médecins. En privé, un psychiatre du comité se dit également effaré par ladite procédure. Il faut dire que le désaveu est terrible pour la hiérarchie. La crise, au lieu d’être gérée médicalement, aurait dû l’être par les ressources humaines. Le garde des Sceaux renonce d’ailleurs à faire appel et refuse même de prendre un acte administratif pour valider la reprise de la magistrate, s’indigne une source syndicale. « L’administration a tenté de la faire passer pour folle pour étouffer le scandale et la faire taire. Ce sont des méthodes totalitaires dignes de l’URSS », tance une source judiciaire. « Elle est la victime dans cette histoire, renchérit une amie. Elle a levé la main et personne n’a répondu. Ils l’ont brisée et maltraitée. Elle a vécu l’enfer. Heureusement que son instinct de survie a pris le dessus. Imaginez si quelqu’un de plus fragile avait dû subir ça. Tout ça aurait pu très mal finir. » Sollicitée, la déléguée départementale de l’Union syndicale des magistrats (USM) d’Anissa Jalade n’a pas souhaité réagir, tout comme Céline Parisot, la présidente de l’organisation majoritaire dans la profession. Une chose est sûre : l’USM a choisi son camp et soutient la procureure adjointe depuis le début de l’affaire.

« Un barnum épouvantable »

Contacté par Valeurs actuelles, le procureur de Perpignan évoque simplement « des problèmes de fonctionnement », « des incidents » et « une difficulté » concernant Mme Jalade. Il répète aussi lui avoir fait des rappels des obligations, dément l’existence de griefs personnels préexistant à la crise chez ses collègues et assure ne lui avoir « jamais donné d’instructions », sans plus de précisions. Interrogé aussi sur le cahier envoyé à la figure de Mme Jalade, il déclare : « C’est faux, je sais qu’elle le raconte, c’est faux. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, je ne l’ai jamais fait, c’est faux, je n’ai pas fait ça. » Interrogé encore sur « le chantage » de Mme Jalade, le procureur résume : « Soit vous me donnez le poste que je veux au sein du parquet, soit je vous dénoncerai pour harcèlement. » Et affirme détenir « des éléments qui font partie complètement de la procédure ». Relancé sur l’absence d’éléments objectifs dans le dossier, Jean-David Cavaillé finit par s’irriter : « Si je comprends bien, vous me demandez de me justifier de tout, si vous avez décidé d’écrire que Mme Jalade a parfaitement raison et que je suis une pourriture, écrivez-le, c’est votre responsabilité. »

En outre, M. Cavaillé ajoute que « les problèmes » avec Mme Jalade ont commencé « début mars 2020 ». Pourquoi alors avoir attendu dix mois pour faire une demande de protection fonctionnelle ? « J’ai d’abord activé la hiérarchie avec des rapports écrits au procureur général sur un certain nombre de sujets. » Interrogé pour savoir si les origines ou le parcours hors normes de Mme Jalade avaient posé souci ou s’il s’était senti menacé par eux, il déclare : « Pas du tout. » Interrogé sur la visite de la police au domicile de Mme Jalade, il déclare : « Mme Jalade a écrit un message à une collègue, qui s’est inquiétée, qui a appelé des proches de Mme Jalade qui lui ont que Mme Jalade n’allait pas bien, elle m’a appelé pour me dire qu’il y avait une difficulté, j’ai demandé à vérifier que tout aille bien, c’était une question de pure humanité. » Le message en question n’avait pourtant rien d’alarmant. Interrogé sur la nature de la procédure policière diligentée, il déclare : « Il n’y a pas de procédure. » En conclusion, M. Cavaillé reporte sur sa hiérarchie la responsabilité de l’enquête médicale visant Mme Jalade : « Vous me demandez de m’auto-juger si je comprends bien, mais les décisions se prennent au niveau du ministère et du procureur général. »

class="p1"Contacté à son tour, son supérieur hiérarchique multiplie aussi les contradictions. A-t-il été informé par Mme Jalade avant qu’elle ne révèle les faits au ministère ? « Elle dit oui, moi, je n’en ai pas souvenir. » Relancé sur l’existence de courriels envoyés précédemment, Jean-Marie Beney rétropédale : « A mon avis nous n’avons pas les mêmes sources, je m’inscris en faux contre cette affaire et elle m’a peut être fait un mail ou deux, elle a demandé un entretien que j’ai refusé et j’avais de bonnes raisons parce que parallèlement ses comportements m’inquiétaient beaucoup sur le plan déontologique… » Interrogé sur les accusations de « chantage » de M. Cavaillé, il récuse « son mot », lui préférant « fortes pressions », reconnait des accusations « graves » mais le conteste pourtant : « On n’est pas dans le pénal. » Relancé sur les éléments objectifs motivant ces accusations, il déclare : « Ce sont des problèmes d’organisation dont il m’a parlé, elle voulait un service. Le procureur, dans ses responsabilités de chef de parquet, ne lui a pas donné, ça ne lui a pas plu, et à partir de là, c’est parti en live. C’est tout, c’est aussi simple que ça. Et en réalité, elle se victimise totalement, alors que, y compris au niveau du ministère de la Justice, et y compris encore aujourd’hui, nous sommes sur des voies d’apaisement, pas nécessairement défavorables. »

« Elle a été réhabilitée »

Interrogé sur l’absence surprenante de procédure disciplinaire visant Mme Jalade, compte tenu de la gravité des faits reprochés, M. Beney se justifie : « On a préféré ménager Mme Jalade alors qu’elle m’avait mis un barnum dans le parquet épouvantable, épouvantable, épouvantable ! Cela fait 40 ans que j’y suis, cela fait 14 ans que je suis procureur général, je n’avais jamais vu un comportement pareil, jamais. Déstabiliser un organe, une équipe comme ça, je n’ai jamais vu ça. On peut s’étonner, vous pouvez vous étonner, vous êtes légitime à vous étonner, après on fait des choix dans l’intérêt de tout le monde. Et on a été particulièrement respectueux des intérêts de Mme Jalade. » Comment alors expliquer ce « barnum épouvantable » ? « On s’est aperçu que c’était quelqu’un qui avait eu à un moment un passage difficile par rapport à sa personnalité et à son comportement, c’est d’ailleurs pour cela que ce choix a été fait au lieu de partir au disciplinaire pur et dur. Il lui est extrêmement favorable entre nous soit dit. […] Le problème, c’est qu’elle n’était pas toute seule et mettait en danger une équipe complète. […] Si on s’est embarqué là-dedans, ce n’est pas pour se détendre, vous imaginez bien. » M. Beney, qui ne voit « pas de contradiction », reconnaît d’ailleurs n’avoir « pas demandé » lui-même l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’endroit de Mme Jalade : « On ne reproche pas de fautes. Je me suis situé sur le plan personnel et médical parce que c’était son intérêt. » Invraisemblable.

Contactée pour finir, la direction des services judiciaires nous a renvoyé vers le cabinet du ministre de la Justice qui, sollicité à près d’une quinzaine de reprises par courriel, SMS et appels téléphoniques depuis un mois, n’a pas daigné répondre. Eric Dupond-Moretti est-il au courant du cas d’Anissa Jalade ? En a-t-il discuté avec le procureur général lors de sa visite à la cour d’appel de Montpellier, le 13 septembre, à la veille de la réunion du comité médical national ? Pourquoi a-t-il refusé de recevoir la magistrate ? Après en avoir informé sa hiérarchie, cette dernière a en effet essayé d’obtenir en vain une entrevue avec le garde des Sceaux, entrevue « bloquée » par son cabinet, selon nos informations. L’avocate générale, qui a déjà fois croisé le fer aux assises avec le ténor du barreau par le passé, était ironiquement l’une des rares au parquet de Perpignan à garder sa réserve au moment de sa nomination au gouvernement. « Tout le monde était outré sauf elle, raconte un proche. Elle pensait qu’il ferait le ménage et puis il est entré dans le système, il est devenu politique, il a retourné sa robe. » De fait, cette affaire souligne le lien de dépendance qui persiste en pratique entre le parquet et le ministère. « Le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant, c’est vrai dans les textes, mais dans la main mise du quotidien c’est faux, avoue l’un d’entre eux. Les magistrats du parquet sont à la botte du ministre.»

À défaut, Anissa Jalade est reçue par le directeur des services judiciaires, Paul Huber, le 20 septembre. « Elle a été réhabilitée, c’est quelqu’un de reconnu comme brillant », confie une source ministérielle, qui ajoute que la Place Vendôme lui a même offert « un pont d’or » pour rattraper le fiasco, jusqu’à envisager de la catapulter présidente de cour d’assises, malgré l’impossibilité technique et juridique. Résultat : le ministère prend en charge toutes ses dépenses de déménagement à Toulouse, où elle est nommée première vice-procureure le 22 octobre pour une prise de poste en janvier. Une promotion qui ne dit pas son nom mais consacre le naufrage de l’institution. Félicitée par ses proches et ses amis, Anissa Jalade supporterait pourtant mal son départ forcé de Perpignan, où elle a souscrit un emprunt immobilier, héberge sa nièce pour ses études et soutient son ex-mari et son frère malades, rapporte son entourage. Si plusieurs de ses collègues pourraient être visés par des mutations ou des sanctions – « C’est radio moquette, c’est du blabla », a réagi le procureur général auprès de Valeurs actuelles –, elle n’entendrait pas en rester là. Anissa Jalade pourrait en effet demander prochainement à faire reconnaître la responsabilité de l’État devant les juridictions administratives. Avec en filigrane celle de Jean-David Cavaillé.

Une question de dignité

« Elle est le premier magistrat en exercice qui attaque un procureur, c’est du jamais vu, constate une source judiciaire. Le ministère de la Justice est une machine à broyer. Elle a éprouvé le système et a eu le courage de dénoncer ce que personne n’a fait auparavant. Elle est la première à refuser de se soumettre. L’administration fait traîner les choses et ne reconnaîtra jamais ses erreurs, elle ira donc jusqu’au bout. C’est un peu David contre Goliath. Mais elle fait ça pour la bonne cause. À ses yeux, c’est une question d’éthique, de morale et de vérité. Elle est incapable de faire des compromis avec l’injustice, elle ne transigera pas. C’est un combat qui la dépasse. » Ce proche d’Anissa Jalade est même furieux : « C’est une mascarade incroyable. Ils savent qu’ils ont merdé. Ils ont détruit son idéal de justice et volé son âme de magistrat. Aujourd’hui, elle est considérée comme une traîtresse, tout ça parce que c’est une grande gueule et qu’elle ne leur ressemble pas. Elle a cassé les codes. Elle ne voulait pas faire du mal à l’institution, mais simplement qu’elle dégage ses maillons faibles et ses pourris. Le service public, c’est dans ses tripes. Elle n’a jamais eu envie de passer pour la petite Arabe de service. Au contraire, sa vie entière est un exemple de ce que la République peut faire de mieux. »

Un ami procureur compare, lui, Anissa Jalade à Antigone, la figure de la révolte et de la conscience morale de Sophocle. Condamnée à mort par son oncle Créon, l’héroïne tragique de la mythologie grecque a assumé sa désobéissance au pouvoir jusqu’à la mort. Son histoire, Anissa Jalade compte la raconter plus modestement dans son livre, « pour faire avancer le système, dixit un proche, c’est une catharsis pour elle ». Dans un courrier à l’attention du comité médical national, la magistrate désenchantée exprimait déjà ses intentions. « J’ai besoin d’être restaurée dans ma dignité, écrivait-elle. Je n’ai aucune colère et malgré les obstacles, si c’était à refaire, je dénoncerais ces faits de la même manière ; ce n’est pas une démarche “suicidaire”, elle est en adéquation avec les valeurs de la justice que je fais miennes et desquelles je ne saurai me départir. La justice est longue, lente, concluait Anissa Jalade, idéaliste et optimiste. Il lui faut certainement encore plus de temps pour se regarder elle-même, je garde confiance. » Reste à savoir si l’institution judiciaire aura, enfin, le courage de se regarder en face.

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